Africanne

Carnets de voyage Sénégal

Erreur de peau

Je suis sous la table. Je ne me souviens plus quel âge j’ai… 6,7 ans peut-être, je ne sais pas… Je suis sous la table, seule, comme une enfant qui veut s’isoler des adultes bavards, une enfant qui s’invente une cabane secrète pour rêver. C’est un repas d’adultes, avec des collègues de travail de ma mère, peut-être un arbre de noël, mais non ça n’est pas noël parce que si c’était noël, je serais trop triste pour rêver. Le jour où j’ai appris que le père noël n’existait pas, mon monde s’est écroulé car si dans le ciel il n’y avait pas de père noël, mon père n’y était pas non plus. Il était parti depuis déjà quelques années et à la question « où es papa ? » je m’entendais répondre : « il est au ciel ».

Depuis ma cabane sous la table je vois un couple mixte avec une enfant métisse, ça n’était pas courant à cette époque-là, en milieu rural français. Je les vois tous les trois et je les trouve beaux, je n’arrête pas de les regarder, fascinée… et à cet instant je me dis : moi aussi quand je serai grande je me marierai avec un noir et j’aurai des enfants marrons.

Je ne l’ai pas fait. Non seulement je ne l’ai pas fait mais j’ai oublié cette promesse d’enfant. Je ne l’ai pas fait parce que bien sûr la vie a décidé pour moi et ce qu’elle a décidé m’a plu. Mon mari et mes enfants sont aussi blancs que moi et bien évidemment je ne regrette rien puisque je les aime.

Plus tard, en grandissant, mon désir d’Afrique n’a pas toujours été au premier plan de ma conscience. Simplement, je ne me sentais pas vraiment au bon endroit. Je n’ai jamais éprouvé une quelconque fierté à être née ici plutôt qu’ailleurs, je n’ai jamais compris le sentiment d’appartenance à un quelconque clan. J’avais la sensation diffuse que j’étais d’ailleurs mais je ne qualifierais pas cela de souffrance. Pas encore. Mais tout de même, à l’annonce d’un départ d’une de mes relations pour l’Afrique, je me sentais mal à l’aise de ressentir ce que je ressentais : clairement de la jalousie : « pourquoi elle et pas moi ? » Mais étant d’un naturel plutôt gai et vivant, j’ai fait diversion.

Comme je faisais mine d’oublier un peu l’Afrique, elle venait à moi à la moindre occasion… Par l’art essentiellement… J’étais attirée par la danse, la musique, les percussions, la littérature, l’artisanat africain… Et puis le Conte bien sûr, à plein cœur. C’est incontestablement l’art du Conte qui m’a révélée ma fibre africaine.  C’est au travers du conte africain que j’ai trouvé ma liberté de parole. Au contact d’Africains, je me sentais exister comme jamais, je me sentais des leurs sans pour autant oser le revendiquer car j’ai toujours ressenti un sentiment d’infériorité, comme si je ne méritais pas cette identité : oui, c’était sûrement cela, j’avais dû faire l’objet d’une erreur de peau, une erreur d’incarnation. Sans doute n’étais-je pas assez je ne sais quoi pour prétendre être africaine. Je ne cessais de me dévaloriser, de me censurer : Avais-je le droit de raconter un conte africain, de jouer du djembé ? De chanter un chant traditionnel ? En avais-je le droit ? J’en doutais… Et encore aujourd’hui, parfois, suivant le contexte, raconter un conte africain en présence d’africains peut m’être difficile. Il devait me manquer quelque chose ou bien j’avais dû commettre un grave délit dans une autre vie… Là j’ai commencé à étouffer dans ce corps de blanche, sans bien comprendre pourquoi, j’étouffais…

J’ai alors cherché à comprendre, à défaut d’être comprise, car qui pourrait entendre que mon attrait pour l’Afrique n’avait rien à voir avec un désir d’exotisme ou un phénomène de mode ? Il était nécessaire pour moi d’y mettre du sens, bien sûr je n’ai pas trouvé d’explications rationnelles, j’avais besoin de me raconter une histoire, une histoire qui viendrait apaiser cette souffrance identitaire, peu m’importait ce qu’elle viendrait me raconter.

J’ai construit à ce moment-là une croyance, renforcée par le fait que mes tentatives de départs pour cette terre que je sentais mienne, se voyaient toujours annulées par des paramètres extérieurs à ma volonté. J’en ai tout simplement déduit que l’Afrique ne voulait pas de moi et j’ai vécu un sentiment de rejet et d’abandon. Je n’ai pas pensé sérieusement à une malédiction car je ne suis pas du tout superstitieuse. J’ai accepté, c’était un fait : l’Afrique ne voulait pas de moi. Alors j’ai bâillonné ce désir. J’ai renoncé, et ce renoncement arrangeait bien mes proches qui se laissaient gouverner par des peurs inconsidérées : dont la plus grande : que mon voyage soit sans retour! J’ai vraiment cru que je quitterai ce monde sans avoir foulé le sol africain, j’ai alors émis le souhait d’être incinérée pour pouvoir être dispersée en brousse : ma fille s’y était engagée. Cela m’a reconnectée à un autre souvenir : enfant, je voulais que mon corps soit livré à un lion pour épargner une gazelle ; Les adultes riaient bien sûr mais moi j’étais sérieuse. En attendant, puisque je ne pouvais m’y rendre, il ne me restait plus qu’à la rêver.

 

Rêver tout d’abord ce père qui me manquait tant :

Je me suis inventé un « papa Dou » :

Mon papa Dou il est tout noir,

Noir comme mon dedans.

Mon papa Dou il est vieux,

Vieux comme le monde.

Quand il raconte mon papa Dou,

Même les oiseaux s’arrêtent de chanter pour l’écouter.

Quand il chante mon papa Dou,

Je comprends tout ce qu’il dit sans même avoir appris.

Quand je me loge dans son creux à mon papa Dou,

Il m’enserre de ses longs bras et le temps s’arrête.

Quand je le respire mon papa Dou,

Je respire sa terre.

J’entends les percussions du pilon des femmes, les troupeaux de gnous qui galopent dans la poussière, les rires des enfants qui clapotent dans le fleuve, le bruissement du vent dans les feuilles du baobab…

J'entends et je pars…

Je pars.

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A rêver, je rêvais grand : j’étais la fille d’Ousmane Sow ! Si j’avais osé, je lui aurais écrit pour lui faire une demande d’adoption ! Mais il n’aurait pas voulu de moi, c’était sûr ! Je lisais Amadou Hampaté Bâ et je m’imaginais partir collecter des contes auprès de vieux sages, sous le baobab… Dès que la vie occidentale me pesait (c’est-à-dire quasiment tout le temps) je partais dans mon Afrique-rêve… Et j’écrivais… Mon rêve d’Afrique, je l’ai écrit et puis je l’ai modelé dans la terre lorsque mes mains ont à leur tour eu envie de parler…

 

Il me revient ce texte que j’ai écrit à cette époque-là :

« Aller simple »

"Simple. Oui Madame, un aller simple... Merci."

Rassembler le strict nécessaire et laisser le superflu. Je prends ma plume et mon appareil photo, je laisse mes doutes et mes questions. Bien sûr, je reviendrai mais je ne sais pas quand… Quand ce sera le moment… Vous savez que je ne l’ai pas décidé, ça a toujours fait partie de moi.

Je grimpe dans le corps de l’oiseau de fer, je pleure, je n’ai jamais aimé les départs. L’homme assis à côté de moi me sourit d’un air compatissant, sa peau est noire, pour lui c’est un retour. On décolle. Le percussionniste au creux de ma poitrine commence à s’emballer, je n’ai aucune prise sur lui, il joue, il s’amuse, il rit… je ris avec lui car je sais. Ce tintamarre fou, je suis la seule à en comprendre le rythme. Danse de ma vie. Je me laisse aller à cette transe, mes yeux se ferment, le temps s’arrête…

Perte d’altitude. Dégradé de marrons. Tons savane… Apogée du percussionniste fou. Atterrissage. La porte s’ouvre, mes yeux se ferment. Un frisson parcourt mon épine dorsale, mes mains vibrent, mes oreilles se voilent… narines dilatées, j’hume, je respire, mes poumons s’emplissent de cette moiteur, je laisse ce souffle de vie s’imprégner dans mon corps, je le sens envahir toutes mes parcelles… je n’aurai plus jamais froid.

Se diriger vers la sortie, descendre les marches en titubant et se souvenir que pour avancer il suffit de poser un pied devant l’autre. Je ne vois personne, tout est flou, je marche sur un nuage de chaleur, c’est doux. J’avance encore, peu à peu mes yeux se fixent sur un point, je distingue une femme, c’est une femme, je ne vois qu’elle, elle m’attend, c’est une femme, je la connais, elle me sourit, elle me tend la main, je la saisis, elle m’entraîne… traversée du hall de l’aéroport en courant. Ensemble, franchir la porte. Ensemble, poser nos pieds dans la poussière.

BOUM… résonance. Le percussionniste se calme. Je ris, je la regarde, je pleure. Elle est noire, elle est belle. Je savais qu’elle m’attendrait.

Bonjour. Bonjour la Moi noire.

 

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J’aime ce texte qui s’est révélé prémonitoire…

 

Il y a eu celui-là aussi :

 

« Ma terre »

- Tu n’as qu’à les poser là…

- Là ?

- Oui, s’il te plait, là. Voilà…

- Bien, comme tu veux.

- Merci et à bientôt…

- Tu es sûre que ça va aller.

- Oui, oui, ne t’inquiète pas, je n’ai pas besoin de grand-chose,  j’ai tout ce qu’il me faut.

- Bon, comme tu veux… Je repasserai dans une semaine.

- Merci Noungou. Merci pour tout. Vraiment.

 

Ici ou ailleurs… ça ne faisait pas grande différence. Elle était fatiguée, il était temps qu’elle pose ses valises. Elle était en pleine brousse et l’endroit lui avait paru hospitalier, elle n’avait rien réfléchi, rien calculé. En tout cas il était suffisamment isolé de toute civilisation pour qu’elle puisse respirer. Là, voilà, elle respirait… Malgré la chaleur ambiante, elle respirait. Elle aimait cette moiteur. Retour aux sources.

Elle n’avait jamais su où aller, sans doute parce qu’elle ne savait pas d’où elle venait… D’où venait-elle ? Elle était une éternelle perdue. Elle savait l’erreur de peau aussi. Il y a parfois des erreurs lors des naissances, elle, elle avait fait l’objet d’une erreur de peau : pathétique !

Elle pensa qu’elle allait peut-être rencontrer une femme noire qui chercherait sa peau blanche, elles pourraient peut-être échanger…

C’était absurde, elle avait souvent des pensées absurdes, elle aimait bien l’absurde.

Née de père inconnu… Tout de suite, ça force le respect. Hé bien non, son père à elle avait été connu. Connu de la société, de sa famille, de tout le monde… Mais pas d’elle. Alors, elle le rêvait. Elle le rêvait noir, elle le savait blanc. Elle le rêvait robuste, elle le savait fragile. Elle le rêvait vivant, elle le savait mort. Mort comme ses rêves de petite fille, calcinés par des mensonges d'adultes…

Seule. Elle était seule et cette fois elle l’avait choisi. L’avantage lorsqu’on le choisit c’est qu’on ne peut s’en plaindre. Cette fois, personne ne l’avait lâchée, elle s’était lâchée toute seule. Elle voulait faire l’expérience du « lâché », elle était arrivée à un moment de sa vie où le « lâché » s’imposait : lâcher les valises, lâcher les gens, lâcher les valeurs, lâcher tout. Plus que jamais, elle était plus dans l’Etre que dans l’Avoir et elle souffrait de plus en plus d’isolement. La communauté qui l’entourait là-bas ne comprenait pas ce détachement à la matière. Tous ces gens qui n’avaient de cesse que d’amasser plus d’objets, plus de denrées, plus de confort, plus d’inutile pour combler leur manque d’amour ou de cœur. Elle, elle se voulait légère et pour ça, il fallait qu’elle lâche…

Elle pleura. Elle pensa qu’elle était Rafara la petite fille abandonnée dans la brousse, et que le monstre dévoreur d’enfants perdus allait venir la prendre pour la dévorer. Mais ça aussi c’était absurde, elle n’était plus une petite fille, les monstres ne raffolent que de chair fraîche, c’est connu. Elle s’endormit.

Quand elle s’éveilla, le soleil avait décliné et elle constata qu’elle avait une tente à monter, elle était nulle en montage en tout genre. Elle se dit que si Harrison Ford passait par là elle dirait ok pour la construction de cabane. Mais ce jour-là, il passa ailleurs alors elle dut se débrouiller, non sans pester, mais au bout de quelques heures de gesticulations transpirantes elle se trouva devant quelque chose qui pouvait ressembler à un abri.

Elle alla jusqu’au marigot pour tenter une toilette et c’est, comme toujours, au contact de l’eau qu’elle se sentit exister. Elle décida de se débarrasser aussi de ses vêtements d’Européenne, elle fit un feu avec. Après un repas sommaire, elle s’enroula dans un pagne et s’allongea au sol pour contempler les étoiles.

Un chant africain lui vint, elle s’écouta chanter, sa voix lui plut, ce chant venait du ventre, elle sentit la rondeur du son se promener dans son corps, elle se laissa vibrer … Et puis, émue, elle entendit la voix du griot qui le lui avait transmis se mêler à la sienne. Elle croyait les avoir oubliés, lui et sa voix... Mais non bien sûr, elle était incapable d'oublier une voix et surtout pas celle-là. Elle chanta encore et encore, elle était heureuse, elle se sentait entière. Elle se mit à l’abri, enveloppa les gens qu’elle aimait d’un voile de pensées et elle s’endormit à nouveau, là sur cette terre… sa terre.

Quand elle se réveilla, Noungou était là, elle lui demanda pourquoi il venait si tôt. Quand il lui répondit qu’il tenait toujours parole et qu'il y avait exactement une semaine qu’il l’avait laissée, elle ne comprit rien.

Elle ne sut jamais si elle avait dormi pendant 7 jours ou si elle avait perdu la mémoire de son séjour. Mais elle ne chercha pas à comprendre, l’important c’était qu’elle se sentait reposée et sereine, habitante de son corps et qu’elle pouvait désormais rejoindre sa vie.

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A ce moment-là de ma vie je m’isolais de plus en plus, trouvant refuge dans la nature. Je suis devenue l’amie des arbres. Mais comme le père des arbres ne pousse pas par chez moi… je suis retournée dans mes rêves et les contes m’ont aidé à plonger dans le cœur du baobab !

J’ai vêcu comme cela jusqu’à ce qu’un évènement particulièrement horrible crée un électrochoc : le chaos! Un précipice s’est ouvert sur mon chemin de vie : je suis tombée dedans et tout a volé en éclats ! Il m’est apparu alors une évidence : je ne pouvais plus nier cette identité profonde, je ne pouvais plus faire semblant d’être celle que je n’étais pas : il fallait que je sache ! Que je sache vraiment si l’Afrique allait vouloir de moi parce que moi je ne pouvais plus vivre sans elle, je n’arrivais plus à prononcer le mot « Afrique » sans que les larmes me gagnent ! Il fallait que je sache qui j’étais ! C’était le moment !

Et si je me trompais ? Si réellement ce voyage m’était « interdit » ? Et bien tant pis, ma vie s’arrêterait là. Je n’avais plus le choix !

C’est à ce moment-là que le souvenir de ma cabane sous la table m’est revenu... Il fallait vraiment que j’entreprenne ce voyage, pour moi, pour celle que j’étais en essence. Par respect pour cette petite fille, pour ce qu’elle avait imprimé le jour où, probablement pour la première fois, elle avait été en contact avec l’Afrique.

J’ai alors préparé mon départ et cette fois je n’allais pas me laisser décourager par des empêchements de dernière minute… Il y en a eu… je les ai accueillis le plus sereinement possible.

C’est donc chargée de ce lourd bagage émotionnel que j’ai enfin posé mes pieds sur sol africain, au pays du père des arbres. Je me sentais en paix, mes peurs s’étaient envolées, je n’avais plus qu’à me laisser cueillir.

Je respirais. Oui, je respirais enfin, de toutes mes cellules je la respirais cette terre… J’étais dans un état second ! Ma seule souffrance serait d’être prise pour celle que je semblais être : une touriste blanche, une toubab. Ce serait inévitable, évidemment. Non, je ne ferais pas de tourisme… Pas là, pas cette fois… je ne voulais pas passer trois semaines de vacances en Afrique, je voulais VIVRE trois semaines en Afrique ! Et puis entrer dans le cœur du baobab, s’il voulait bien de moi… Je voulais tellement vivre que j’en ai oublié de dormir. Surtout ne pas perdre une miette et puis bien incorporer pour ne pas oublier : donc écrire, toujours et encore écrire mon ressenti brut. Et puis prendre des photos et puis des vidéos… Ramener des mots, des images, du son pour témoigner par peur d’oublier… 

Oublier ? Comment oublier ? Oublie-t-on une naissance ? L’Afrique terre-mère, elle m’a prise dans son sein, elle m’a prise tout entière et désormais je l’ai en moi et à jamais : elle bat là à l’intérieur de ma poitrine comme un cœur régulier.

Aujourd’hui ma couleur de peau n’est plus un fardeau… Je me sais différente, peut-être comme tous ceux qui sont le fruit d’un métissage, quel qu’il soit. Je me sens désormais unifiée et en paix, je me dis : « femme blanche – Conteuse africaine ». Je n’ai pas encore tout à fait lâché le rêve, sans doute utopique, d’être totalement adoptée par un peuple, une communauté, une famille africaine. J’aimerais pouvoir être vue au-delà de mon enveloppe corporelle, en dehors des contextes sociaux et historiques. Par-delà les échanges, l’hospitalité, l’authentique fraternité que je peux ressentir, j’aimerais être reconnue comme étant des leurs totalement, je ne sais pas si c’est fondamentalement possible.

Je ne sais pas si je verrais un jour dans des yeux africains cette reconnaissance-là. Peut-être… ou peut-être pas… 

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